Préjudices subis par les personnes condamnées pour homosexualité

Intervention de M. Hervé Saulignac, rapporteur de la Proposition de
loi visant à réparer les préjudices subis par les personnes
condamnées pour homosexualité entre 1942 et 1982, le 6 mars 2024

(seul le prononcé fait foi)

Madame la Présidente,
Monsieur le Ministre,
Mes Chers collègues,

— Tout a été dit,
— tout a été fait en 1981 et 1982,
— évitons les lois de repentance qui remuent le passé,
— le texte sorti du Sénat est suffisant,
— Laissons les historiens faire leur travail.

Voici quelques-uns des arguments utilisés par celles et ceux qui ne pensent pas nécessaire d'éclairer les persécutions des homosexuels qualifiées de « légendes » par certains, qui sont convaincus que la reconnaissance du préjudice est un fait acquis et la réparation une mesure inutile, que cette proposition de loi n'aura qu'une portée limitée puisque tout bonnement communautariste.

Je ne suis pas le Rapporteur d'une Proposition de Loi communautariste. Je ne le serai jamais.

En revanche je suis, comme législateur, attaché au droit et aux valeurs de la République, attaché à la dignité humaine, attaché à la lutte contre les discriminations, attaché aux libertés fondamentales, attaché à la portée politique de nos textes, attaché à la cohésion de notre société par-delà toutes ses différences. Bref, attaché à tout ce que la France a trop souvent bafoué à l'endroit des personnes homosexuelles jusqu'en 1982 et les lois de dépénalisation portées par le Gouvernement de François Mitterrand.

C'est donc au nom des droits humains que je suis ici devant vous, avec la conviction que ce texte s'inscrit dans un long processus, que d'autres poursuivront d'ailleurs après nous, un processus pour dire ce qui fut, mais plus encore, pour dire ce qui ne doit plus être.

Et c'est précisément parce que l'homophobie parfois décomplexée perdure dans notre société contemporaine, que nous devons adopter largement cette proposition de Loi déposée par le Sénateur Hussein Bourgi.

Ce texte poursuit donc un objectif de reconnaissance ET de réparation des préjudices subis par plusieurs milliers de nos concitoyens, discriminés en raison de leur genre ou de leur orientation sexuelle de 1942 à 1982.

C'est bien notre code pénal qui a permis de condamner au moins dix mille personnes, dont 93% à des peines de prison.

Je veux dire ici que la réparation est le corolaire presque « naturel » de la reconnaissance. Quel serait le sens d'une reconnaissance de préjudice sans la mise en œuvre de sa réparation ?

Reconnaître et réparer, ça n'est ni effacer, ni se rouler dans la repentance. C'est réaffirmer que nous voulons vivre ensemble, c'est mesurer le chemin parcouru à pas lents, c'est aussi dire par-delà nos frontières que l'homosexualité n'a rien à faire dans un code pénal et que lutter contre sa répression est un combat universel.

À cet égard, comme le rappelait la Rapporteure Gisèle Halimi à cette tribune le 20 décembre 1981, « C'est bien en dernière analyse, de culture et de liberté qu'il s'agit. C'est dire que ce débat est politique par excellence. » Les mots justes de Gisèle Halimi en 1981 demeurent toujours aussi justes et vrais en 2024.

Les historiens nous disent souvent que la répression de l'homosexualité en France reste très méconnue du grand public. Que les recherches sont insuffisantes et seront longues à conduire. J'y vois là un argument qui conforte cette proposition de loi.

Ces mêmes historiens mettent sous nos yeux une autre évidence : l'histoire des homosexuels en France s'écrit d'abord et surtout au moyen des archives policières et judiciaires. Ça n'est évidemment pas un hasard. Et c'est surtout la preuve que la puissance publique n'a longtemps eu d'intérêt pour ce groupe social qu'au travers de sa répression. J'y vois là un autre argument pour conforter le bien-fondé de cette proposition de loi.

Alors bien sûr, nous pourrions sommairement réduire l'histoire aux décisions du régime de Vichy en 1942 et déplorer que la République en 1945 n'ait pas eu la clairvoyance de revenir sur ces mesures.

Mais la réalité mérite quelques nuances ou quelques précisions.

Je veux le dire avec la plus grande clarté possible : de tout temps, les homosexuels ont subi les jugements de la société, la traque policière et l'utilisation fallacieuse de notre code pénal pour mettre en œuvre des poursuites à leur encontre. Et lorsqu'en 1791, ce code pénal fait disparaître la discrimination à l'endroit des populations homosexuelles, il n'y a pas là, tout d'un coup, un âge d'or de l'homosexualité qui s'ouvre pour un siècle et demi en France.

Certes, notre pays a supprimé plus tôt que les autres le crime de sodomie et s'est construit ainsi une sorte de réputation de tolérance. Mais il convient de relativiser cette tolérance, parce que tout au long des XIXeme et XXeme siècles, les pouvoirs publics et la police feront un usage massif des délits de vagabondage, d'outrage public ou d'attentat à la pudeur, aux fins de pourchasser et condamner des milliers d'homosexuels.

Celles et ceux qui auraient souhaité un travail de reconnaissance qui remonte au-delà de 1942 ont donc historiquement raison.

En cela, loi du 6 août 1942, ne constitue pas un tournant à proprement parler de la répression des homosexuels. Le Gouvernement Daladier avait même planché sur des mesures de répression qui sont restées lettre morte en raison de la Guerre.

Il n'en demeure pas moins que c'est bien cette loi de 1942 qui codifie la pénalisation. Elle institutionnalise une pratique. Elle officialise une politique. Elle est le point de départ incontestable d'une sorte d'homophobie d'État.

Cette Loi de 1942 répond en son temps à des demandes de magistrats, de médecins, de ligues de vertu. Elle est aussi la traduction d'une opinion assez largement répandue. Il s'agit de protéger la jeunesse corrompue par les pratiques homosexuelles. Sous l'influence d'une morale chrétienne que le Maréchal Pétain instrumentalise à souhait, l'article 334 du code pénal est donc modifié.

C'est ce même esprit qui conduit la République en 1945 à ne pas remettre en cause les dispositions du régime de Vichy. Il suffit de lire le Journal Officiel pour le comprendre : « Cette réforme, inspirée par le souci de prévenir la corruption des mineurs, ne saurait en son principe, appeler aucune critique. »

L'ordonnance de 1945 se contente donc de déplacer les dispositions qui discriminent l'homosexualité à l'article 331.

15 ans plus tard, en 1960, aucun Député ne viendra s'émouvoir lorsque l'un des leurs, Paul Mirguet, se saisit d'une loi sur les fléaux sociaux pour déposer un amendement qui intègre l'homosexualité dans la liste de ces fléaux. Il s'agit initialement de lutter contre l'alcoolisme, la tuberculose, le proxénétisme. Mirguet considère que l'homosexualité manque à la liste et dénonce la gravité de ce fléau contre lequel il faut protéger nos enfants.

C'est donc sans aucune résistance que l'on décide de doubler les peines encourues pour les personnes homosexuelles accusées d'attentat à la pudeur.

On le voit ici, si 1945 est dans la continuité de 1942, on peut considérer que rien n'a changé dans l'approche de la question en 1960.

Dans le registre des permanences de l'histoire, permettez-moi de noter que le Sénat s'est opposé en son temps aux 3 lectures successives de la proposition de Loi Forni / Halimi. En s'opposant assez largement à la proposition du sénateur Bourgi, le Sénat en 2023 a perpétué sa tradition conservatrice. Je le regrette.

Je le regrette, car on ne peut reléguer aux oubliettes de l'histoire une réalité tellement récente qu'elle demeure toujours le terreau sur lequel prospèrent des crimes et délits anti LGBT en progression dans notre pays.

Oui, la France a pénalement discriminé sa population et cru bon de définir ce que devaient être les normes de la vie, dans ce qu'elle a de plus intime, selon que l'on soit hétérosexuel ou homosexuel.

Oui, la France a créé une catégorie de sous-citoyens qui devaient répondre plus que les autres de leurs actes délictuels au seul motif qu'ils étaient homosexuels.

Oui, sous couvert d'arguments faussement politique, la France a parfois édicté la loi sur la base de jugements moraux iniques, au mépris des principes fondamentaux d'égalité de tous.

Derrière ces atteintes graves portées aux valeurs de la République, se trouvent des vies humaines qui ont été malmenées, parfois brisées et toujours marquées par ces condamnations, des condamnations qui exposent au jugement, à l'humiliation publique et à la mise à l'écart. Ainsi, il ne s'agit pas tant de reconnaître les errements du passé, que de dire officiellement que la France en mesure le préjudice sur des vies humaines.

Mes chers collègues, un grand pays de libertés comme le nôtre ne doit jamais tenir pour acquises ses conquêtes. Et s'il veut les défendre, son devoir est de se tenir debout face à l'histoire pour reconnaître le tort indicible qu'il a ainsi pu causer en sacrifiant le droit sur l'autel de la morale.

Un grand pays de liberté, c'est aussi un pays qui parle au monde. Plus d'un tiers des États de la planète réprime l'homosexualité. Dans 11 pays, elle est passible de la peine de mort. Il est l'honneur de la France que d'être comme une lumière qui brille pour des millions de femmes et d'hommes victimes chaque jour de l'obscurantisme à travers le monde.

Après avoir discriminé, après avoir amnistié, après avoir dépénalisé, l'heure est venue de reconnaître et de réparer. Il n'est jamais trop tard pour être digne. Jamais trop tard pour dire que la mémoire de la République est vivante, qu'elle est solide et surtout, qu'elle demeure le meilleur rempart contre les discriminations qui subsistent.

C'est ce que je vous invite à faire en adoptant cette proposition de loi.

Je vous remercie.